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Entretien croisé avec Emmanuel Pahud et Philippe Manoury

Concert symphonique Conférence

Entretien croisé avec Emmanuel Pahud et Philippe Manoury

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Joseph Fischnaller

Saccades, lorsque la flûte part en vrille…

Installé à Strasbourg, Philippe Manoury – qui a fêté ses 70 ans il y a quelques mois – a écrit Saccades pour Emmanuel Pahud, en 2018. Si le compositeur est célèbre pour ses sons de synthèse ou l’utilisation de l’électronique en temps réel, il livre là une page pour flûte en ut et orchestre dont la technologie est totalement absente. L’instrument s’y fait vif, volubile et virevoltant, jusqu’à vriller. L’auteur de La Nuit de Gutenberg, créé à l’Opéra national du Rhin en 2011, et le soliste de l’Orchestre philharmonique de Berlin, qui mène également une belle carrière de soliste et de chambriste, nous en livrent quelques clefs.

Propos recueillis par Hervé Lévy

 

Quel est votre lien avec un instrument que vous avez beaucoup sollicité à la fin des années 80, notamment dans Jupiter (1987), pièce pour flûte et électronique en temps réel ?

Philippe Manoury. Je l’avais écrit pour Lawrence Beauregard, un soliste à l’Ensemble intercontemporain disparu trop tôt, qui travaillait énormément sur la manière de coordonner son instrument avec l’ordinateur. Je serais du reste très heureux qu’Emmanuel Pahud s’en empare et impatient de voir ce qu’il en ferait. Il y eut aussi La Partition du ciel et de l’enfer (1989) qui en découle, mais avant cela Petit Aleph (1986), originellement écrit pour flûte octobasse, puis adapté pour flûte contrebasse. Pour expliciter mon rapport à l’instrument, je dirais qu’il m’évoque immédiatement, d’un côté, Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, un son chaleureux et sensuel cassant l’image presque diaphane qui lui est généralement accolée. D’un autre côté, j’aime le « shakuhachi » : en Europe, les professeurs demandent des sons purs et droits et pas de souffle. Au Japon, c’est exactement le contraire. La flûte est pleine d’aspérités, soufflée, ses sons ne sont pas droits. Ces deux versants m’intéressent.

Emmanuel Pahud. L’envie de jouer Jupiter est là, mais pour le moment j’ai un peu de mal à le planifier dans mon calendrier (rires). Nos premiers échanges portaient sur cette pièce : au départ, on partait là-dessus, mais nous avons finalement choisi de faire une création.

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Philippe Manoury. François-Xavier Roth m’a fait rencontrer Emmanuel : nous nous sommes vus plusieurs fois à Cologne2 et l’idée d’écrire une pièce pour lui est venue d’autant plus rapidement qu’il est très engagé dans le répertoire contemporain. Saccades a été créé en 2018 et Soubresauts page pour flûte seule qui en est tirée, deux ans plus tard. C’était une soirée hallucinante car, Emmanuel a fait surgir ce soir-là des fantômes dans ma propre musique dont j’ignorais l’existence.

Emmanuel Pahud. Nous étions tous les deux en résidence au Gürzenich Orchester et Philippe étant aussi gourmand que François-Xavier et moi, tout s’est fait très naturellement.

Emmanuel Pahud, quelle est la raison de votre inlassable défense du répertoire contemporain, dont témoignent de nombreux disques comme Dreamtime (Warner Classics, 2019), où Penderecki et Takemitsu tutoient Mozart ou Reinecke ?

Emmanuel Pahud. Il faut contribuer à garder vivante la musique de son temps, et être dans un mouvement faisant le lien entre le répertoire du passé et la création d’aujourd’hui qui pave le chemin de la musique de demain. Pour moi, tout a vraiment commencé en 2006, année où était célébré le 250e anniversaire de Mozart : tout le monde voulait avoir sa musique… C’était devenu trop (rires). Depuis le début de ma carrière, Mozart était un standard de mon répertoire. Cette année-là j’ai boycotté ses concertos – privilégiant sa musique de chambre pour quand même contribuer à l’événement – et fait des commandes à Marc-André Dalbavie, Matthias Pintscher et Michael Jarrell.3 Aujourd’hui, mon rythme est d’une création par an.

Comment décrire votre sonorité ?

Emmanuel Pahud. Il faut peut-être plutôt laisser parler Philippe (rires). Ce que je peux dire est que je ne recherche pas nécessairement la pureté. Elle fait simplement partie d’une panoplie…

Philippe Manoury. Pour moi, Emmanuel n’est pas un « flûtiste laser ». Sa flûte est à la fois sensuelle et virile, en tout cas dénuée de la seule légèreté qu’on y accole souvent.

Quels sont les liens entre un compositeur et un interprète pendant le processus d’écriture ?

Emmanuel Pahud. Il y a eu quelques échanges, bien sûr, mais pas trop, car je n’aime pas tellement l’idée de me faire tailler un costume sur mesure. Je préfère que le compositeur propose des challenges, des énigmes, des choses que j’aurai des difficultés à résoudre, mais que la génération suivante pourra jouer avec plus d’aisance et de brio. Les musiciens qui avaient créé Le Marteau sans maître de Pierre Boulez en 1955, m’ont dit qu’il avait fallu une vingtaine de répétitions. Aujourd’hui, c’est quelque chose que les étudiants des conservatoires montent en moins d’une semaine.

Philippe Manoury. J’ai en effet envoyé quelques demandes à Emmanuel, des questions sur des doigtés, des modes de jeu, mais surtout tenté de lui expliquer le pourquoi d’une œuvre qui voit quelqu’un partir en vrille sans que personne ne puisse l’arrêter, en lui envoyant une vidéo… 

De quelle vidéo s’agissait-il ?

Philippe Manoury. D’un passage de Lolita de Stanley Kubrick où l’on voit Peter Sellers tenir un discours absurde afin d’occuper l’écran et la parole devant un James Mason visiblement décontenancé. Il n’arrête pas de parler, une métaphore de la flûte dans Saccades qui va jusqu’à éteindre l’orchestre, pupitre par pupitre…

Emmanuel Pahud. Il me semble que les références qu’elles soient théâtrales, cinématographiques ou littéraires sont essentielles dans la lecture des partitions de Philippe. Le côté presque cabotin de l’acteur est fondamental dans certaines phases un peu délirantes qui partent en vrille comme le disait Philippe, où tout devient complètement décousu, mais demeure en même temps cohérent parce que c’est assumé par un individu.

Sur la partition est simplement inscrit Saccades, pour flûte & orchestre : peut-on parler de concerto – un genre que vous affectionnez – au sens traditionnel du terme ?

Philippe Manoury. Oui, dans la mesure où s’installe un vrai dialogue entre le soliste et l’orchestre, emportés dans une véritable joute. L’ensemble des musiciens essaie de clouer le bec au soliste, sans y arriver. C’est même l’inverse qui se produit à la fin ! La flûte termine toute seule après avoir trouvé des collaborations chambristes épisodiques avec différents groupes d’instruments – la harpe et le célesta ou les cordes – histoire de s’affirmer.

Emmanuel Pahud. C’est le seul des concertos que j’ai créés qui a autant de flûtes dans l’orchestre générant un écho à la flûte soliste. À un certain moment, c’est même le chef d’orchestre qui prend le piccolo4 pour s’envoler dans une sorte de délire, un duo amoureux avec le soliste. La célébration de la flûte comme instrument et l’exposition des flûtes au sein de l’orchestre est prééminent dans Saccades.

Un instant, on semble entendre une citation de la Suite n°2 de Daphnis et Chloé de Ravel…

Philippe Manoury. Je n’aime pas le mot de « citation », je lui préfère « référence ». C’est un motif de quelques notes, l’équivalent du « déjà-vu »5 en musique, le « déjà-entendu » si vous voulez. Ce qui m’intéresse est de faire entendre quelque chose de presque insaisissable : dès qu’on commence à l’identifier, elle disparaît. C’est fugitif et prégnant à la fois, fugace et intrigant.

Saccades est-elle une œuvre virtuose, à votre sens ?

Emmanuel Pahud. J’ai eu beaucoup de plaisir à préparer cette partition en effet très virtuose qui pousse parfois le soliste dans ses retranchements. Elle m’a demandé près de trois mois de travail, une heure par jour, afin de mettre les choses en place, pour que ça devienne vraiment idiomatique. S’y trouvent des traits extrêmement étonnants, marqués d’une sorte d’impatience où il faut éviter que les doigts partent avant le coup de langue ou l’inverse. Certains équilibres entre excitation et contrôle sont délicats à trouver.

Philippe Manoury. Oui, même si les modes de jeux sont traditionnels. Je ne fais pas appel aux « extended techniques »6 qui ne sont plus nouvelles depuis longtemps (rires).

Que pouvez-vous nous dire des Trois miniatures pour flûte, célesta et quatuor à cordes (2020) donné dans quelques jours (dimanche 9 octobre à 11h, à la Cité de la Musique et de la Danse) dans le cadre de la saison de musique de chambre de l’Orchestre ?

Philippe Manoury. C’est une pièce que Ruth Mackenzie, l’ancienne directrice artistique du Théâtre du Châtelet, m’avait commandé en plein cœur du confinement pour son Festival Digital où figuraient pas moins de 18 créations par les solistes de l’Ensemble intercontemporain. Ce sont trois petites miniatures, la première est volubile et excentrique, la seconde ressemble à un lamento obsédant, tandis que la dernière est faite de matériaux puisés dans Saccades, dont elle épouse l’esprit… en bien plus apaisé !

Emmanuel Pahud. Pour le public et les interprètes, c’est passionnant de retrouver, en l’espace de quelques, jours, deux partitions au langage proche, comme un air connu…

 

2 Où le chef est Generalmusikdirektor depuis 2015

3 Les trois œuvres ont été réunies sur un CD enregistré avec l’Orchestre philharmonique de Radio France, chez Warner Classics, en 2008

4 C’était le cas lorsque François-Xavier Roth ou Thierry Fischer, également flûtistes émérites ont dirigé la pièce ; sinon c'est le piccolo de l'orchestre qui s'en charge

5 Un trouble de la mémoire donnant l’impression soudaine et intense d’avoir déjà vécu dans le passé la situation présente

6 Techniques de jeu étendues c’est-à-dire non conventionnelles afin d’accroitre ou de déformer les capacités de l’instrument