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Le violoncelle de guerre | Entretien avec Emmanuelle Bertrand

Concert symphonique

Le violoncelle de guerre | Entretien avec Emmanuelle Bertrand

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Philippe Matsas

Emmanuelle Bertrand, les mots du violoncelle

Elle s’est fait connaître du grand public en 2002, remportant la Victoire de la musique classique dans la catégorie « Révélation soliste instrumental ». Vingt ans plus tard, Emmanuelle Bertrand vient d’être couronnée « Soliste instrumentale de l’année ». Aimant faire voler en éclats le cadre traditionnel du concert, elle est adepte de formes hybrides, où les mots rencontrent les notes, créant récemment, par exemple, un spectacle musico-littéraire d’après Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig. Rencontre avec une musicienne passionnée de lettres.

Dans la genèse de votre vocation, deux personnes ont compté, Jean Deplace – super-soliste de l’OPS entre 1981 et 2004 – et Maurice Maréchal qui fut son maître. Que pouvez-vous nous dire de ces deux virtuoses ?

Toute petite, j’ai assisté à un concert de Jean Deplace qui se produisait régulièrement à Saint-Étienne, dont il était originaire. Ce fut un choc ! Mon but a alors été d’entrer dans sa classe au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon. Lorsque j’entends le son de Jean Deplace, j’entends un sourire. Bien sûr, il m’a parlé de Maurice Maréchal : il avait bénéficié de ses deux dernières années d’enseignement. En écoutant les enregistrements de Maréchal, je me suis vite rendue compte qu’il y a quelque chose d’évident dans le lien qui les unit : ce sont deux natures très proches, généreuses, qui plaçaient la musique au premier plan, avec une simplicité commune dans l’abord de la partition. Lorsque j’ai commencé à enseigner la musique de chambre au CNSMD de Paris, en 2008, je me suis aperçue que nombre de violoncellistes ne connaissaient pas Maurice Maréchal, ce qui me semblait incompréhensible…

Pourquoi cette méconnaissance, à votre avis ?

Tout d’abord, parce que Maurice Maréchal n’a pas de descendance en France qui aurait pu entretenir sa « mémoire ». Aussi, parce que le propre de l’enseignement de Maréchal était de ne pas imposer de « modèle » facilement identifiable, contrairement, par exemple, à André Navarra qui imposait notamment doigtés et coups d’archet à ses élèves… Je crois que Maurice Maréchal n’était pas passionné par l’instrument en tant que tel, mais par la musique, laissant ainsi plus de place à la sensibilité et à la personnalité de chacun. C’est aussi ce qui m’a séduite chez Jean Deplace. Revenir à Strasbourg est donc toujours particulier pour moi, comme si je partais à nouveau sur le traces de mon « papa de violoncelle ». Maurice Maréchal, pour sa part, est mon « grand-père de violoncelle » [rires].

Avec Le violoncelle de guerre, vous rendez hommage à Maurice Maréchal en sortant du cadre traditionnel du concert classique, mêlant extraits de ses Carnets de guerre et musiques, un exercice que vous affectionnez…

Mes premières expériences dans ce domaine se sont faites avec des auteurs contemporains comme Jean-Pierre Siméon ou Pascal Riou. J’ai immédiatement senti cette connexion entre le verbe et la note : nous exprimons une même chose avec un matériau différent. Après, il y eut la rencontre avec Pascal Amoyel1 : nous avons décidé d’écrire Le Block 15 reprenant les témoignages de deux musiciens, Anita Lasker-Wallfisch et Simon Laks, qui ont survécu à Auschwitz grâce à la musique, le fil qui les a rattachés à la vie. D’autres spectacles ont suivi : ces rencontres permettent de sortir de l’hyper-spécialisation et d’éviter de finir avec des œillères [rires].

Comment est né Le violoncelle de guerre ?

Il se fonde sur l’histoire du Poilu, instrument de bric et de broc réalisé en 1915 par deux soldats, Antoine Neyen et Albert Plicque, dans les tranchées, avec des caisses de matériel et des morceaux de porte de chêne, pour Maurice Maréchal. J’en avais entendu parler par Jean Deplace : il l’avait vu trôner dans le salon de la rue Freycinet où Maréchal donnait ses cours. Au départ, je voulais jouer cet instrument conservé au Musée de la Musique, mais c’était impossible car il n’avait pas bougé depuis des décennies et avait été fait avec du bois qui avait traîné dans l’humidité, puis transbahuté sur le front. C’est pour cela que Jean-Louis Prochasson – qui avait déjà réalisé le Gevrey Chambertin que je jouais depuis 1995 – en a confectionné une fidèle copie.

« Il a un son de viole de gambe mais il ne faut pas le forcer, mais le mener doucement, sinon il casse », écrivait Maurice Maréchal à ses parents, en novembre 1915 : qu’en pensez-vous ? Comment sonne le fac-similé que vous évoquiez ?

Les planches ont sept millimètres d’épaisseur, soit plus de deux fois plus qu’un instrument normal, le fond est plat, la table également, comme une guitare, ce qui étouffe beaucoup le son. Le Poilu sonne très boisé, velouté. Il est effectivement peu puissant. En jouant un violoncelle traditionnel, on a l’habitude que la puissance réponde à l’amplitude du geste. Avec lui, ça ne fonctionne pas ainsi, mais cette douceur permet au Poilu de livrer sa musique comme s’il livrait un secret, en toute confidence.

Pendant le conflit, Maurice Maréchal est un jeune violoncelliste virtuose. Premier Prix du Conservatoire et soliste aux concerts Lamoureux, il est soldat au 274e Régiment d’Infanterie d’août 1914 à février 1919. Que contiennent ses Carnets de guerre, dont vous lisez des extraits entrant en résonance avec la musique ?

Il y raconte tout ce qu’il ressent, alors que dans sa correspondance, il s’autocensure pour préserver ses proches. Il décrit son enthousiasme pour la guerre au début, comprenant vite qu’il ne s’agit que d’une boucherie dénuée de sens. Une fois qu’il peut jouer le Poilu, il n’écrit presque plus. La musique a remplacé les mots. Les pièces que je joue n’illustrent pas le texte, mais forment un tout avec lui. Dans la première partie, il n’a pas encore le Poilu : les partitions – Suite pour violoncelle n°3 de Britten, In Memoriam de Pascal Amoyel, etc. – prolongent les Carnets pour dire des choses qu’ils ne disent pas. Dans la seconde partie, le Poilu entre en scène, et fait entendre ce que Maréchal jouait sur cet instrument, la Sonate de Debussy, les Variations Symphoniques de Léon Boëllmann…

Dans la première partie du concert, quel instrument utilisez-vous ?

Il y a six ans, j’ai fait la rencontre d’un violoncelle fabuleux de 1730, réalisé par Carlo Tononi sur lequel j’ai enregistré les Suites de Bach (Harmonia Mundi, 2019). Cela a été une grande aventure : avec le Gevrey Chambertin de Jean-Louis Prochasson, je conçois le son et trouve une manière de le mettre dans l’instrument, avec le Tononi ça ne marche pas… J’ai appris à le suivre, à me laisser faire.

1 Compositeur et pianiste avec qui Emmanuelle Bertrand forme un duo à la ville comme à la scène

 

Propos reccueillis par Hérvé Lévy