Entretien avec Bertrand Chamayou
Publié leÀ 43 ans, Bertrand Chamayou est l'un des plus grands interprètes de Ravel sur la scène internationale. Auréolé de cinq Victoires de la Musique classique, le pianiste évoque ici un compositeur qui est au cœur de son existence artistique depuis de longues années. Un virtuose dont les musiciens de l'OPS ont déjà pu apprécier la délicatesse et la maestria dans le Concerto pour piano en sol majeur au Festival de Pâques de Colmar sous la baguette d'Aziz Shokhakimov en 2022.
Depuis votre intégrale des œuvres pour piano seul de Ravel (Erato, 2016) qui fait référence, vous êtes intimement lié au compositeur dans l'esprit du public. Comment avez-vous découvert l'auteur de la Pavane pour une infante défunte ?
C'est une histoire étrange puisque Ravel est venu à moi sans que j'en entende une seule note [rires]. Nous habitions à Toulouse et un voisin un peu plus en avance que moi dans l'étude du piano m'a montré la partition des Jeux d'eau. Son graphisme a fasciné l'enfant de neuf ans que j'étais avec ses pages noires de notes, ses forêts de quadruples croches évoquant des ruissellements, des gerbes aquatiques comme si le titre de la pièce se matérialisait graphiquement sur le papier ! j'ai voulu découvrir cette musique et j'ai eu la chance d'entendre Vlado Perlemuter, qui fut l'élève de Ravel, peu après : il a joué Jeux d'eau en bis. Ce fut un instant fondateur.
Ravel a été un personnage clef dans mon développement musical très tôt et il est toujours au centre de mon univers sonore.
Vous dirigez même depuis l'automne 2023 le Festival Ravel en pays basque...
Auparavant, j'y œuvrais en tandem avec Jean-François Heisser qui avait été mon professeur. Lui-même avait été l'élève de Vlado Perlemuter, ce qui me permettait de me servir de partitions annotées de la main du compositeur.
Une intégrale au disque, des concerts, des master-classes ... Ravel est partout dans votre existence artistique. Vous avez même participé en 2023 à une nouvelle version de Ravel Ravel Unravel du plasticien Anri Sala à la Bourse de commerce I Pinault Collection : de quoi s'agit-il ?
En 2013, Anri Sala avait créé une installation vidéo intitulée Ravel Ravel Unravel pour le Pavillon français de la 55e Biennale de Venise où deux écrans montrent simultanément deux pianistes - Louis Lortie et Jean-Efflam Bavouzet - interprétant le Concerto pour la main gauche. La caméra est braquée sur leurs mains, permettant de souligner visuellement les différences d'interprétation. J'avais envie d'accueillir cette installation au Festival Ravel en Pays basque, mais ça n'a pas été possible. Nous en avons proposé une nouvelle version où je peux en quelque sorte me produire avec mon propre double en live grâce au Steinway Spirio, un instrument piloté par une IA qui peut refaire au détail près ce qu'un humain joue
Vous parlez d'interprétation : autant Debussy offre un cadre malléable à l'envi, autant Ravel propose une ossature puissante, voire rigide, qui laisse peu de place au pianiste. Comment se glisser dans sa partition ?
Stravinski affirmait qu'il n'y avait pas d'humain à mettre dans l'interprétation, tandis que Ravel prétendait qu'on ne devait rien sentir de la personnalité de l'interprète. Dans les deux cas, c'était de la provocation évidemment, car les musiciens restent des êtres humains, enfin jusqu'à présent en tout cas [rires]. Plus sérieusement, chez Ravel, la marge de manœuvre est effectivement étroite, que ce soit dans les choix de dynamique ou dans ceux d'agogique. Il faut donc être subtil et voir ce qui se joue entre les notes… sans oublier que si le cadre est strict, sont perceptibles en arrière-plan un bouillonnement et une sensualité incroyables. Notre responsabilité d'interprètes est d'explorer cette vibration, sans sensiblerie, ni expressivité exagérée.
Dans son Ravel (Minuit, 2006), Jean Echenoz écrit à propos de la création du Concerto pour piano en sol majeur le 14 janvier 1932 : « C'est finalement Marguerite Long qui va le jouer, pas lui comme il l'espérait, même s'il s'est tué à tenter d'acquérir la virtuosité requise. [ ... ] Mais en vain : il lui faut bien admettre que cette fois sa musique est au-delà de ses moyens. » Est-ce une œuvre ardue ?
C'est un concerto très délicat à jouer (avec son mouvement lent et ses longues lignes), ce qui ne veut pas dire qu'il est difficile sur le plan technique. On est loin quand même de certaines pages de Liszt [rires]. Ravel — qui n'était pas un très grand pianiste lui-même — a écrit des œuvres infiniment plus ardues comme Gaspard de la nuit ou Le Tombeau de Couperin. Ce concerto est sa dernière partition d'ampleur, il l'a imaginée alors qu'il perdait ses facultés, c'est aussi pour cela qu'il n'a pas pu le créer.
Après toutes ces années de compagnonnage, qui est Maurice Ravel pour vous ?
C'est un compositeur qui a réussi à créer une synthèse inédite entre la modernité la plus exigeante pour son époque — et cela dure encore aujourd'hui puisque sa musique n'est pas une langue morte — et un caractère populaire dans la mesure où il réussit à parler à tout le monde. Ravel est indémodable et intemporel, peut-être parce qu'il a fait du Ravel avec tous les matériaux dont il s'est emparé, de la valse viennoise aux danses antiques, du classicisme mozartien à l'impressionnisme.
Propos recueillis par Hervé Lévy