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Entretien avec Charlotte Juillard

Concert symphonique

Entretien avec Charlotte Juillard

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Grégory Massat

Un concerto savant et populaire 

Premier violon super soliste de l'OPS, Charlotte Juillard interprète le Deuxième Concerto de Béla Bartok, une œuvre qui l'accompagne depuis de longues années. Elle évoque une partition mêlant avec joliesse architecture savante et sonorités populaires, comme souvent chez le compositeur hongrois. 

Quelle est l'importance d'une telle soirée, où vous quittez les rangs de l'Orchestre pour tenir le rôle de soliste ?
Il s'agit d'une expérience précieuse. Jouer un concerto est toujours un challenge, un petit Everest qui donne plus que de l'adrénaline - elle est aussi forte au milieu de l'orchestre, à mon sens - puisque cela me permet d'entretenir une forme optimale dans ma pratique de l'instrument. J'aime plonger au plus profond d'une œuvre, être à nu et explorer mes limites. Sentir un orchestre derrière soi est de plus une véritable fête : ça vous galvanise et vous donne envie de jouer. 

Cette expérience a-t-elle des répercussions sur votre travail ?
Au sein de l'orchestre, on a toujours envie de « bien faire » quand on accompagne un soliste : il existe trop souvent cette tentation, même inconsciente, de l'attente, de rester derrière. Quand on passe de l'autre côté, on se rend compte qu'on a besoin que l'orchestre joue, qu'il prenne l'initiative, sans demeurer en retrait. Et ça je peux ensuite le transmettre plus facilement... 

Quand avez-vous commencé à travailler ce concerto ?
Depuis de longues années (rires) : j'ai passé mon prix au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, à 18 ans, avec son premier mouvement et suis rentrée en perfectionnement avec cette pièce !

Aujourd'hui, elle est toujours dans ma vie : lorsque je suis un peu stressée ou que je ne me sens pas hyper bien, j'en joue un passage, toujours le même, en coulisse avant d'entrer en scène. C'est un moyen de me mettre dans le concert... Pour répondre plus précisément à votre question, j'ai débuté à la fin de l'été, et les choses se sont mises en place progressivement, mais là il faut vraiment que je fonce (l'entretien a été réalisé le 2 novembre, NDLR). J'avoue être plus une sprinteuse qu'une coureuse de fond. 

Comment travaillez-vous cette œuvre ?
J'ai commencé en me disant qu'il fallait que j'arrive à la jouer, que je surmonte tous ses pièges techniques, que je me l'approprie. Ensuite, je me suis mise à chercher un sens derrière ce que j'étais en train de faire. Il est essentiel d'y revenir chaque jour : lundi, on se trouve face à un mur, mardi on a une idée pour passer par-dessus et mercredi on s'aperçoit que ce n'était pas la bonne, mais qu'elle nous a guidé vers un chemin possible. 

Pour trouver votre chemin dans ce concerto, écoutez-vous des versions discographiques de référence ?
Au début, oui pour se mettre la partition dans l'oreille et à la fin également pour faire le point, en quelque sorte. Mais le gros du travail se fait dans la solitude. C'est bien d'être un peu paumée, mais de toute manière, il est impossible, avec une telle œuvre, de faire de la musique ex nihilo : l'interprète est toujours traversé par les versions aimées. 

Par quels enregistrements avez-vous été marquée ?
J'adore les extrêmes où nous emporte Patricia Kopatchinskaja (avec l'Orchestre symphonique de la Radio Francfort dirigé par Peter Eôtvôs), mais aussi la première version que j'ai découverte au disque, celle d'Ivry Gitlis (avec l'Orchestre Pro Musica de Vienne dirigé par Jascha Horenstein) qui s'éloigne terriblement du texte, mais se révèle tellement géniale ! J'aime aussi la rigueur de Gil Shaham et de l'Orchestre symphonique de Chicago, sous la baguette de Pierre Boulez qui marque un réel retour à la partition !

Quand avez-vous découvert cette œuvre ?
Un ami l'avait jouée en cours, au Conservatoire : ça a été un véritable choc et je crois que je n'ai pas compris grand-chose (rires). A l'époque, en dehors des concertos de Sibelius, Brahms, Beethoven et Tchaïkovski, je n'avais rien appris. Cette rencontre a été une immense ouverture. 

Quelle est votre relation avec la musique de Bartók ?
J'adore la musique folklorique d'Europe de l'Est depuis toujours : je me sens donc très proche de ses recherches sur les chants traditionnels ou les musiques populaires hongroises et roumaines. Bartók réalise une fusion qui m'est très chére entre « l'art brut » des musiques paysannes ou tsiganes et la musique savante ... Il y a le nombre d'or* à tous les coins de la partition, chez lui. Il concilie des choses a priori inconciliables, montrant que Schoenberg avait tort lorsqu'il disait que la musique populaire et la musique savante étaient comme l'huile et l'eau. 

Que pouvez-vous nous dire de ce Concerto n°2 ? On sait que Bartók voulait une pièce d'un seul tenant, sous forme de thème et variations, mais que son dédicataire, le violoniste Zoltan Székely, l'a poussé à se tenir à la forme classique en trois mouvements...
En effet, mais il a gardé des éléments de son désir premier: une partie centrale en forme de suite de variations et un dernier mouvement qui est une fantaisie sur le premier. Ce qui me fascine est que Bartôk réussit à trouver une grande modernité dans les choses anciennes. Plus je travaille ce concerto, plus je réalise que le matériau de base est réduit, comme chez Beethoven. Presque tout ce qui est dans cette longue pièce de près de quarante minutes tient dans une cellule minuscule. 

Que dire du premier mouvement ?
C'est une forme sonate complètement déstructurée, comme s'il avait cassé un miroir. La construction est incroyable, les thèmes reviennent, mais il les met souvent complètement sens dessus dessous !

J'adore la cadence, où il pousse à explorer tous les moyens de l'instrument... et de l'interprète, de notes trillées en contrepoint à deux voix, sans oublier des accords en doubles et triples cordes et des quarts de tons. Il précède un mouvement lent plein de poésie en forme d'introspection rêveuse et un finale qui reprend avec malice les deux principaux thèmes du premier mouvement.

Propos recueillis par Hervé Lévy

*Souvent indiqué par la lettre ? (phi), le nombre d'or est initialement défini par la géométrie, il représente une divine proportion et la solution positive de son équation lui donne sa valeur approximative de 1,6180 ... Il est possible que ce nombre irrationnel soit à l'origine de plusieurs compositions artistiques et musicales. (source: /CM association, « Le nombre d'or en musique» par Nadine Sarah)