Entretien avec le Quatuor Diotima
Publié leBIENVENUE AUX DIOTIMA !
dimanche 27 mars à 11h
Cité de la Musique et de la Danse - Auditorium
Le Quatuor Diotima, entre hier et demain
Le nom du Quatuor Diotima – désormais installé à Strasbourg – sonne comme un manifeste musical, puisqu’il croise romantisme (Diotima est l’aimée d’Hypérion dans le roman de Friedrich Hölderlin) et contemporanéité avec la référence à Fragmente-Stille, an Diotima de Luigi Nono. Altiste de la formation fondée en 1996, Franck Chevalier résume l’esprit qui l’anime et décrit les enjeux essentiels d’un programme construit à son image.
Vous arpentez avec autant de bonheur les musiques romantiques du XIXe siècle que celles, avant-gardistes, de notre époque : la fréquentation des unes influence-t-elle votre rapport avec les autres, et réciproquement ?
Votre question me rappelle un postulat souvent attribué à Bartók, même s’il n’est pas certain qu’il soit de lui : l’idéal est de jouer la musique de répertoire comme s’il s’agissait de musique d’aujourd’hui, et vice-versa. Il est tout aussi essentiel d’avoir des idées neuves sur des partitions que de « patiner » en quelque sorte les œuvres du XXIe siècle. Travailler avec des compositeurs vivants permet de découvrir des invariants… Nos échanges avec des créateurs comme Stefano Gervasoni, Gérard Pesson ou Enno Poppe – auxquels nous avons dédié notre dernier disque – nous aident à imaginer un dialogue avec leurs collègues du passé. Fréquenter leur musique ouvre des horizons nouveaux : souvent, nos instruments y sont utilisés de manière peu traditionnelle, développant l’imaginaire sonore et générant des pistes inédites pour l’interprétation.
Le Quatuor Diotima a néanmoins débuté par la musique contemporaine, avant de se tourner vers le XIXe siècle…
Nous nous sommes aperçus qu’il était difficile de jouer des pièces d’aujourd’hui sans connaître leurs racines. Pour interpréter une partition qui détourne les règles du passé ou les fait voler en éclats, il est essentiel de connaître ces règles et de les avoir assimilées. Lorsque le Quatuor Diotima est né à Darmstadt, c’était une « formation de circonstance », constituée pour jouer des œuvres de compositeurs avec lesquels existait une forte complicité : Brice Pauset, Alain Bancquart, Emmanuel Nunes… L’aventure s’est poursuivie comme dans une machine à remonter le temps vers les racines de ces compositeurs : Ligeti, la deuxième école de Vienne, puis Bartók. Ensuite, nous nous sommes naturellement tournés vers les racines de ces racines : Brahms ou Beethoven.
Le Langsamer Satz d'Anton Webern, au programme du concert Bienvenue aux Diotima !
Vous venez de vous installer à Strasbourg : pourquoi ce choix ?
Il s’agit d’une ville à taille humaine où l’intensité de la vie musicale est remarquable, une ville qui plus est proche de l’Allemagne, le pays où nous nous produisons le plus, une capitale européenne avec le plus important festival du continent dans le domaine de la création. Nous sommes très heureux de l’accueil qui nous est réservé et en particulier de ce concert prenant place dans la saison de musique de chambre de l’Orchestre. Cette invitation nous touche beaucoup. Dans l’avenir, nous comptons évidemment trouver de nouvelles occasions de collaboration avec l’OPS.
Que comptez-vous apporter à la vie musicale strasbourgeoise ?
Nous désirons structurer une véritable saison de quatuor à cordes, en invitant les plus grandes formations de la scène internationale à se produire à Strasbourg. Certaines viennent certes déjà sporadiquement, mais nous avons pour objectif de créer des rendez-vous récurrents.
Vous menez une politique discographique intense : artiste exclusif du label Naïve, le Quatuor Diotima a lancé sa propre collection où est notamment parue une intégrale des Quatuors de Bartók (en 2018) qui a fait date. Quels en sont les grands axes ?
Nos disques épousent nos concerts avec cette dualité que nous avons évoquée, où alternent les grands jalons de l’histoire de la musique – prochainement nous allons ainsi graver un CD rassemblant les derniers quatuors de Beethoven – et les compositeurs d’aujourd’hui. Nous avons développé de fortes complicités avec certains d’entre eux : il est important que leur musique soit entendue.
D’autant que, bien souvent, une œuvre est créée puis… n’est plus jamais donnée…
C’est une maladie de la création contemporaine. Nous pensons qu’aligner les créations mondiales sans lendemain, comme à la parade, n’a aucun sens. Plutôt qu’une politique du chiffre, nous désirons en faire moins pour faire mieux, afin d’accompagner les œuvres et les faire vivre à travers enregistrements et concerts, en prenant soin que chacune ait plusieurs commanditaires, ce qui garantit une plus grande visibilité.
Qu’ont à se dire les trois partitions de trois siècles différents – XIXe, XXe et XXIe – composant ce programme ?
Ce programme reflète parfaitement l’identité du Quatuor Diotima : rien de mieux pour nous présenter au public de l’Orchestre ! Par ailleurs, Webern et Brahms sont deux compositeurs viennois appartenant à deux générations successives. L’un est l’héritier de l’autre, au travers de l’enseignement de Schoenberg, qui considérait Brahms comme l’un de ses modèles. Si vous prenez Giulia Lorusso et Anton Webern, ils ont l’âge en commun : il est très intéressant de voir comment deux jeunes artistes répondent au défi qui leur est lancé, celui de s’approprier les langages historiques pour inventer l’avenir.
Écrit en juin 1905, à la fin de la première année d’études de Webern avec Schoenberg, Langsamer Satz est en effet une pièce de jeunesse, encore traversée d’influences multiples : comment la caractériser ?
L’œuvre est marquée par son époque et démontre l’extraordinaire habilité de Webern à absorber les modèles de son temps, en particulier ici Gustav Mahler ou Richard Strauss. On retrouve toutes les « obsessions » de cette merveilleuse époque de l’histoire de la musique : l’amour cosmique, où se trouvent convoqués tous les paramètres de l’univers. La « révélation finale » du Langsamer Satz n’est pas sans rappeler la vision de paradis de la Quatrième symphonie de Mahler, ou encore la fin de Mort et transfiguration de Strauss. Il faut aussi rappeler cette anecdote du maître de Webern et Schoenberg, qui, présentant son Quatuor op.7 à Mahler, reçut pour réponse : « Je ne comprends rien à votre partition, mais vous êtes plus jeune, donc vous devez avoir raison ! »
À cette époque, Webern écrit dans son journal : « Marcher pour toujours ainsi parmi les fleurs, avec ma bien-aimée auprès de moi, se sentir si puissamment ne faire qu’un avec l’Univers, sans inquiétude aucune, aussi libre que l’alouette dans le ciel – oh, quelle splendeur ». L’œuvre reflète-t-elle ce lyrisme ?
Absolument ! L’œuvre est merveilleusement lyrique et son hédonisme est même presque à l’opposé d’une forme de sécheresse – bien qu’extraordinairement expressive – que prendra son style dans les années suivantes.
Avec Diaphane (2022), écrit pour le Quatuor Diotima par Giulia Lorusso, compositrice italienne trentenaire, vous abordez les rives d’une esthétique musicale radicalement différente. Quelle est la place de cette partition dans le concert ?
Je ne peux pas vous en dire grand-chose, puisque nous n’avons pas encore la partition*. Nous connaissons néanmoins bien son univers qui va sans aucun doute trancher avec les deux autres ! Pour nous, il est essentiel d’avoir un élément perturbateur dans le programme (rires).
Que pouvez-vous nous dire de cet « élément perturbateur » ?
Giulia Lorusso a participé au programme de recherche artistique de l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique), s’intéressant à l’application de l’Intelligence Artificielle à la composition. Elle se sert aussi souvent de dispositifs comme des transducteurs pour « augmenter » les instruments, comme dans Entr’ouvert ou Floating flows flooding. Pour nous, en revanche, elle a écrit un quatuor complètement acoustique, mais j’imagine qu’elle va reproduire des effets électroniques de manière acoustique, un peu comme le fait Helmut Lachenmann. Elle désire aussi utiliser l’IA en l’appliquant au dialogue entre les voix du quatuor. Nous sommes impatients du résultat.
Comment décrire le monde sonore de Giulia Lorusso ?
Elle installe un mélange étonnant entre un univers extrêmement maîtrisé, intelligent et cohérent au niveau des formes, et un onirisme poétique absolu. C’est cette alliance paradoxale qui me séduit énormément !
Dans un entretien pour l’Ensemble intercontemporain, elle avouait se retrouver dans la notion de « radicante » telle que définie par Nicolas Bourriaud dans Radicant : pour une esthétique de la globalisation (Denoël, 2009) : « Littéralement, est radicante une plante qui fait pousser ses racines au fur et à mesure qu’elle avance. ». Qu’en pensez-vous ?
C’est une très belle définition. En même temps, ses racines – sa connaissance de l’histoire de la musique, notamment – sont profondes, mais on a effectivement l’impression qu’elle trace une ligne qui se nourrit de toutes ses expériences, les plus anciennes comme les plus immédiates.
La matinée s’achève avec le Quatuor à cordes n°2 en la mineur de Brahms, un genre à maturation longue pour le compositeur, à l’image de la symphonie…
Il a en effet mis longtemps, dans les deux domaines, à s’estimer satisfait de ce qu’il avait écrit. Cette œuvre pleine de nostalgie est typique du compositeur : on y retrouve ainsi un thème rendant hommage à son ami, le violoniste Joseph Joachim, dont la notation allemande F-A-E, rappelle sa devise : « Frei aber einsam » (libre mais seul). Mais si le romantisme de Brahms se fait très chantant, il est aussi extrêmement innovant, puisqu’il ne cesse d’expérimenter dans les formes.
Propos recueillis par Hervé Lévy, février 2022*