Gustav Mahler à l'honneur cette saison !
Publié leLe 4 octobre dernier à 20h au PMC, débutait l'Intégrale Mahler, fil rouge de la saison 19/20 de l'Orchestre philharmonique de Strasbourg.
Au programme de cette soirée exceptionnelle, la Symphonie n°1 en ré majeur « Titan »...
L’élaboration de la première symphonie, l’une des partitions les plus populaires du compositeur avec les quatrième et cinquième dura une décennie. Dans les années 1880, le jeune Gustav Mahler tentait de gagner sa vie en occupant divers postes de chefs d’orchestre. A Ljubljana, puis à Cassel, Prague, Leipzig et Budapest, il apprît le répertoire, se forma aux servitudes souvent pesantes de son métier tout en créant son propre langage musical.
Bien qu’il ait composé un certain nombre de pièces symphoniques – l’extraordinaire Klagende Lied notamment - et essais lyriques (Die Drei Pintos), ainsi que d’autres partitions dont la plupart sont perdues, Mahler s’essaya essentiellement au répertoire vocal. Les cycles de lieder dont les fameux Lieder eines fahrenden Gesellen furent la source de son inspiration. Deux amours de jeunesse, notamment avec la femme du petit-fils de Carl Maria von Weber lui donnèrent la force de se lancer dans une première symphonie. En mars 1888, l’œuvre était achevée.
Elle comportait alors cinq mouvements et se révéla « trop puissante, jaillissant comme un torrent de la montagne ! » d’après le compositeur lui-même. La création eut lieu à Budapest, le 20 novembre 1889. Le fiasco fut retentissant.
Par la suite, il délaissa la première partie, garda la seconde qui devint la marche funèbre ainsi que le finale. La création de la nouvelle partition eut lieu à Hambourg en 1893. Le public fut enthousiaste, mais la critique féroce. Le sous-titre de la partition était évocateur : Symphonie “Titan”, en référence au roman de Jean Paul, pseudonyme de l’écrivain Paul Richter (1763-1825). Nullement avare de titres, Mahler songea à intituler le mouvement lent “à la manière de Callot”. Les œuvres du graveur français ainsi que les Pièces fantasques d’E.T.A Hoffmann l’avaient frappé. Puis, il évoqua “les Funérailles du chasseur”. Le second mouvement devint “Blumine”, rappelant les débuts du compositeur à l’époque de l’écriture de la musique de scène Der Trompeter von Säckingen. “Blumine”, cette “fleurette” disparut par la suite, pour être utilisée ultérieurement dans le matériau de la seconde symphonie.
Il ne restait donc plus que quatre mouvements. Avec le temps, Mahler supprima tous les titres et commentaires, reconnaissant que la musique se suffisait à elle-même. Il rompait ainsi avec l’une des caractéristiques de la musique “à programme”, si chère au romantisme finissant. Le public fut désarçonné par une musique qui nous paraît aujourd’hui si évidente, mais dont on ne retrouvait alors aucun des repères en vigueur. L’emploi d’éléments triviaux issus du folklore, le goût pour l’ironie et le macabre, le rejet de traditions héritées aussi bien de Wagner que de Brahms et de Bruckner ne pouvaient que heurter l’auditoire.
Comment en effet justifier ce premier mouvement Langsam, schleppend (Lent, traînant) s’ouvrant sur un “sifflement” des cordes aiguës (une tenue de la note “La”) ? Mahler y définit des “souvenirs de jeunesse”, ceux d’une ville de province dans laquelle les lointains échos de la Nature – on reconnaît le coucou dont la mélodie est tirée des Lieder eines fahrenden Gesellen –, d’une fanfare militaire et des bruits de la rue composent une étrange polyphonie. Dans cet orchestre fait de bric et de broc, les couleurs se transforment avec les changements de tonalités. Le thème s’égare dans une succession d’épisodes, de digressions dramatiques. Le rire domine, un rire nerveux tenu sur un pas de danse trépidant et insolent.
Kräftig bewegt, doch nicht zu schnell (énergique et animé, mais pas trop vite) est l’indication du second mouvement. Il s’agit, une fois encore, de l’emploi détourné d’un lied de jeunesse : Hans und Grete.
La danse est digne d’un robuste pas de ländler d’Europe Centrale. Estil d’origine morave, tchèque ou allemande ? L’empire austro-hongrois, le seul que connut Mahler toute sa vie durant, mêle intimement les cultures, dépassant les revendications nationalistes bien qu’elles soient en partie à l’origine de l’anéantissement du régime. La digression plus douce du Trio central n’empêche pas la marche, l’élément fondamental du rythme mahlérien, de s’imposer à nouveau.
La marche funèbre qui suit – Bruder Martin d’un côté du Rhin, Frère Jacques de l’autre côté du fleuve – lancée par la contrebasse sotto voce montre à quel point Mahler s’avère un génial orchestrateur. La danse qui se déploie (Feierlich und gemessen, ohne zu schleppen / Solennel et mesuré, sans traîner) use de la “parodie” notée comme telle dans la partition. Les deux trompettes s’apitoient sur leur sort, les rengaines de villages sont travesties. Le bastringue d’une fête s’amplifie jusqu’à revenir à l’esprit du lied, puis à des phrases d’une banalité assumée. La kermesse prend de l’ampleur, entre musique klezmer et suprême élégance de la Vienne impériale pour s’achever dans le silence. On imagine aisément que le finale (Stürmisch bewegt / orageux et animé) ait donné tant de mal au compositeur. L’explosion d’énergie (fortissimo) des premières mesures est telle, que Mahler tenta de nombreuses esquisses pour en contenir la violence et assurer la cohérence de l’ensemble du mouvement. Ce voyage de l’enfer au parais est un combat singulier qui s’achève par la victoire de la vie sur la mort. Il révèle ce que le public et la critique ne purent accepter : la naissance d’une nouvelle esthétique. En effet, l’orchestre n’est plus employé pour la seule révélation de la beauté. Berlioz, le premier, avait imaginé dans la Symphonie fantastique qui marqua profondément Mahler que la laideur sonore était nécessaire si elle se jusiait par une pensée artistique originale. À son tour, Mahler montra dans son langage musical la complexité de l’âme humaine.
Editée en 1898, la partition supprimait définitivement le mouvement “Blumine”. Mahler avait modifié l’orchestration, augmentant notamment le nombre de bois et de cors. Peine perdue. Jusqu’à la fin de sa vie, la Symphonie en ré majeur “cet enfant de douleur” comme il aimait à le dire, demeura l’une de ses œuvres les plus incomprises.